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Histoires Croisées

 

Frontierland on le sait, est le pays des cow-boys, du train de la mine, des travers de porc sauce barbecue et de tout le tralala Western. Ce tableau idyllique nous ferait presque passer outre son appellation même, qui peut paraître relativement curieuse pour un européen qui voudrait s'attarder sur la sémantique entre deux coups de feu au Rustler Roundup Shootin' Gallery.

On aurait pu appeler ces terres Westernland, pour faire court. FarWestland, si l'on aime la facilité et l'ambiance El Dorado City. Un seul, pourtant, remporta la mise lors de ce duel verbal cinglant : Frontierland.

Le Pays de la Frontière.

Alors, pourquoi évoquer une mystérieuse frontière pour nommer cet ersatz de Far West (Que nous nous trouvions à Disneyland en Californie, Disney World en Floride ou sous les cieux grisonnants de Disneyland Paris), quel sens se cache derrière cette phrase... Pour celles et ceux que ça tente, osons quelques retours en arrières.

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How the West was Told

Lorsque Monsieur Disney inaugure son Royaume Magique le 17 juillet 1955, Frontierland n'a pas grand chose d'un western grandeur nature avec ses cow-boys aussi rustres que mal rasés et ses pistoleros à tous les coins de rue. Nous sommes en 1955 et les westerns d'alors sont des romances parfois un peu niaiseuses, à la gloire de l'esprit pionnier et où les indiens sont de sauvages personnages menaçant la liberté d'entreprendre des américains (Jolie transposition filmique des hantises de la Guerre Froide... Après tout, les indiens, ce sont des Peaux Rouges, doit y'avoir du vrai là dedans !).

Concept préparatoire de Frontierland pour Disneyland, Californie.

 

"Les frontières de l'Amérique, depuis l'époque de l'Indépendance jusqu'aux vastes colonies du Sud Ouest, reprennent forme à Frontierland. Vous y revivrez les grandes aventures des pères fondateurs qui façonnèrent notre glorieuse histoire." [1]

Telle était l'introduction du guide du parc en 1956. Le Far West, tel que nous avons l'habitude de l'imaginer, n'était alors qu'un chapitre dans cette longue épopée qui passe en revue l'expansionnisme américain depuis le Mississippi jusqu'au Pacifique, une ode à cet esprit pionnier anglo-saxon et à une Nature aussi sauvage que magistrale.

On aurait pu appeler cela "Manifest Destiny Land"

?

La "Destinée Manifeste" est une phrase toute faite et bien alambiquée qui fut pour la première fois citée en 1845 par John L. O'Sullivan, alors que le pays, en pleine ébullition, s'apprête à annexer la toute jeune République du Texas (Décision qu'elle accepta bien volontiers, ce qui fut d'ailleurs une des principales causes à l'origine de la Guerre du Mexique).

"Notre Destinée Manifeste est de maîtriser l'entièreté du continent que la Providence nous a légué, dans le but de mener à bien l'expérience de la Liberté dans l'établissement d'un gouvernement fédéral indépendant" [2]

Tels étaient les mots de ce Sullivan, largement partagé par bon nombre d'américains de l'époque et, surtout, savamment entretenu par les défenseurs  de cet expansionnisme exacerbé. Rajoutez à cela la croyance populaire d'alors qui veut que l'Amérique soit devenue la nation-chouchou de Dieu (Si vous en doutez, n'oubliez pas que "Dieu bénit l'Amérique", jusque sur ses billets verts, comme quoi si l'argent n'a pas d'odeur chez nous, il possède parfois outre atlantique un parfum divin, sic) et vous avez tous les ingrédients réunis pour conférer à cette mission son évidente légitimité.

American Progress

Peinture par John Gast (+/- 1972). Trouvé sur Wikipedia.

 

En d'autres termes, la mission "divine" de cette Amérique était de repousser la frontière, encore et toujours, à l'image de la peinture ci-dessus, qui illustre Columbia (une personnification de l'Amérique toute entière), propageant peu à peu les bienfaits du progrès ainsi que la lumière de la liberté sur les territoires encore sauvages (et faisant décamper les indiens d'ailleurs, même si l'auteur aurait dû se rappeler qu'un indien n'est pas un vampire et ne fuit pas à la lumière, sic). La Destinée Manifeste comme un "idéal moral", une "loi supérieure à toutes les autres".

Cette emblématique Frontière constituait donc dans l'inconscient populaire ce cap à tenir coûte que coûte, ce défi que les Etats-Unis ne devaient jamais cesser de relever. Noble aspiration ? fougue juvénile ? Il y aurait tant à dire. Il n'est en tout cas guère étonnant que quelques bonnes décennies plus tard, John Fitzgerald Kennedy teinta sa campagne présidentielle d'un parfum de "Nouvelle Frontière" [3], en promettant aux américains une Amérique plus juste, plus idéale. Deux mots pour raviver la flamme et avoir toute une nation derrière soit.

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Mais revenons à notre Frontierland francilien, puisque telle est la ligne de mire de ces pages. Celui-là ne puiserait pas tant ses fondements dans un éventail de références historico-patriotiques, et ce tout simplement à cause de son emplacement (Le public européen ne va pas à Disneyland pour suivre un cours de civilisation américaine, si édulcoré soit-il). Le land se veut plutôt en adéquation totale avec l'attente de ses visiteurs, aussi, place à l'exagération hollywoodienne, place au romantisme exacerbé des grands espaces sauvages et peuplés d'autochtones sans foi ni loi (Ne vous méprenez pas, tous ces clichés s'accommodent eux aussi très bien de pas mal de références historiques, il n'y a qu'a s'attarder sur la file d'attente de Big Thunder Mountain, notamment, pour s'en apercevoir). Cette approche est d'autant plus légitimée en Europe, compte tenu de son public très diversifié et de la nécessité de communiquer au maximum par l'image.

Cette différence mise à part, la trame narrative des lieux évoque pourtant en permanence l'identité fondamentale de Frontierland ; la frontière, mouvante et indistincte, matérialisée ici par autant de transitions spatiales et architecturales. Il y a ainsi la frontière originelle entre Nature et Culture symbolisée par Fort Comstock, niché au coeur d'un (hypothétique) petit bois, Rivers of the Far West qui n'est bien sur pas sans rappeler le fleuve Mississippi, qui fut longtemps (et l'est d'ailleurs toujours un peu) la limite entre l'Est civilisé et l'Ouest "sauvage", la frontière entre une culture anglo-saxone et des racines hispaniques avec le Fuente Del Oro, le chemin de fer du Disneyland Railroad qui matérialise à lui seul cette limite sans cesse repoussée entre une nature sauvage et une colonisation galopante. On pourrait probablement encore en trouver d'autre (les plus téméraires iraient même jusqu'à citer l'ultime frontière, celle qui sépare la vie du trépas, avec Phantom Manor ;)).

Alors, non content de fabriquer un monde doté d'une grande cohésion thématique (par opposition aux précédentes versions où la storyline est beaucoup plus décousue), Disney et ses imagineers nous livrent là, à quelques encablures de Paris, cet ultime Pays de la Frontière. Enjoy !

 


[1] "America's frontiers, from Revolutionary days to the great southwest settlement, live again in Frontierland. You'll actually experience the high adventure of our forefathers who shaped our glorious history" Extrait du guide des visiteurs de Disneyland, 1956

[2] "Our manifest destiny to overspread and to possess the whole of the continent which Providence has given us for the development of the great experiment of liberty and federated self-government entrusted to us."

Boyer, Clark, Hawley, Kett, Salisbury, Sitkoff, Woloch - The Enduring Vision, A History of the American People (Houghton Mifflin Company, 1998), page 283.

[3] "We stand at the edge of a New Frontier—the frontier of unfulfilled hopes and dreams. It will deal with unsolved problems of peace and war, unconquered pockets of ignorance and prejudice, unanswered questions of poverty and surplus." - Extrait du discours de JFK prononcé lors de son investiture au sein du parti démocrate, en 1960 à Los Angeles. Source : Answers.com